La Reine Démon

Quelque part dans les Royaumes Frontières...


Mindos Omthol dévissa de ses doigts tremblants le cylindre d'ivoire et en sortit délicatement les parchemins craquelés. Ses yeux chassieux étudièrent avec soin les feuilles de vélin et s'écarquillèrent, comme le mage était envahi par une joie incrédule. Enfin, il tenait entre ses mains le secret de la jeunesse éternelle. Les sceaux et les griffonnages portés sur ces rouleaux étaient de la main de Baithorion lui-même !

Il prépara fébrilement ses alambics, les grandes fioles contenant le sang de cinquante vierges, et les encensoirs d'or, dont l'encens très fort était obtenu à partir d'ossements humains. Il mit ses pieds sandalés à l'intérieur du pentagramme rouge tracé avec le sang d'un grand-prêtre récemment décédé, que Mindos Omthol avait prélevé en personne sur le cadavre, avant que celui-ci soit porté en tombe.

D'une voix chevrotante, Mindos Omthol entonna un chant en une langue oubliée, qu'il était le dernier à connaître en ces jours. Sa main agitait l'encensoir, ses yeux suivirent avec attention la fumée grise de l'encens, comme celle-ci montait et se répandait dans la pièce. Ses oreilles se tendirent...

Il entendit un bruissement de cuir séché.


Ahhh! Quelque chose se formait dans les ombres situées au-delà du pentagramme, où tout était aussi noir que l'ébène que l'on faisait venir des jungles de Punt. Une entité vivante prenait forme là-bas, qui ne révéla sa présence au début que par deux yeux d'un rouge flamboyant.

Le sort de Baithorion était efficace !

Son vieux cœur battit la chamade dans sa cage thoracique comme le mage se penchait en avant et regardait vers ces orbites étincelantes.

- Es-tu Abathon ? Le démon des dix enfers ?

- Je suis Abathon. Ce fut un chuchotement au sein des ténèbres. "Qui appelle ainsi Abathon, l'importunant au milieu de ses plaisirs éternels ?"

- Mindos omthol, le magicien.

- Que désires-tu demander à Abathon ?

- La jeunesse ! Je veux... la jeunesse ! Un cœur jeune et résistant, un corps jeune et vigoureux, pour jouir des richesses et de la connaissance que j'ai amassées et acquises durant toutes ces années.

Il y eut un silence.

Lorsque le démon parla à nouveau, ce fut avec une évidente aversion :

- Redoutables et dangereux sont les sortilèges de Baithorion ! Je t'avertis, mage. Tu ferais mieux de laisser Abathon s'en retourner vers ses plaisirs en Arallu, et de renoncer à connaître ce qui a été interdit aux hommes depuis que Baithorion est mort en hurlant, dans la démence. Laisse-moi partir, te dis-je, et j'oublierai que...

- Non ! s'écria Mindos Omthol.

Sa main décharnée s'empara d'une fiole, contenant le sang des vierges. Avec un cri de désir plus impétueux que le désir d'un homme pour une femme, il lança la fiole de verre à travers la pièce. Celle-ci sortit des limites rouges du pentagramme et vola vers l'être de ténèbres qu'était Abathon.

Celui-ci attrapa adroitement la fiole. Le démon respira l'odeur du sang et, ce faisant, il se perdit ! Tout en murmurant, "cela fait bien longtemps que je n'ai pas bu un tel nectar !", il leva la fiole vers sa bouche grotesque et but avidement.

- A présent tu dois me servir ! s'écria le mage avec une voix de fausset, dansant de joie et triomphant. "Tu as bu le sang, tu viens de te mettre ainsi à ma disposition et tu dois m'obéir !"

Le démon ne répondit rien, étant trop occupé avec la fiole. Sa longue langue sortit de sa bouche pour lécher et faire disparaître les dernières gouttes de cette substance rouge. Ensuite il abaissa la fiole.

- J'ai bu le sang. Ordonne et j'obéirai, dit-il simplement. Pourtant le mage crut déceler en Abathon une certaine hésitation qui le mit sur ses gardes.

- Fais que je redevienne jeune. Eternellement jeune... comme Baithorion ! s'écria-t-il avec frénésie.

- Pas si vite. Oui, je peux te rendre jeune, mais seulement pendant une heure. Vois-tu, il y a un...

- Non ! hurla Mindos Omthol avec colère. "Le sortilège assure une jeunesse éternelle ! Je l'ai lu dans les livres de Vathelos l'Aveugle, dans son "Dialogue avec les Démons" et dans son très rare "Nuits de Nécromant", que je possède. Le sortilège donne une jeunesse éternelle."

Le démon eut un reniflement de mépris. "Comme si Vathelos savait tout ! En fait, il savait peu de choses sur le magicien que fut Baithorion. Deux mille ans séparèrent leurs deux existences. Vathelos l'Aveugle a surtout travaillé et étudié à partir de manuscrits aussi poussiéreux que ceux que tu lis. Il ne pouvait comprendre certains mots. D'autres ont été effacés par le Temps, qui détruit toute chose. Moi, Abathon, le dieu-démon d'Arallu, te déclare ceci : pour compléter ton sortilège, l'aide du dieu Xixthur t'est nécessaire."

Le mage passa sa langue sur ses minces lèvres bleutées. Son coeur, qui avait chaviré de désespoir, battait follement à présent, en proie à un nouvel espoir. Il leva une main tremblante et la tendit vers l'horreur blottie dans un angle de sa pièce aux incantations.

- Dis-moi, comment puis-je m'assurer l'aide de ce dieu, Xixthur ?

- En le volant.

Les yeux de Mindos Omthol s'exorbitèrent. "Voler un dieu ?"

- Xixthur se trouve en la possession de la Reine Candara de Kor. Elle le garde dans sa chambre à coucher la plus intime, dans laquelle personne n'est admis, sauf elle... même pas ses amants ! Dans ce réduit secret, dissimulé dans la plus haute des chambres de la plus haute des tours de la ville de Kor, se trouve Xixthur.

- Ne puis-je lui dérober le dieux par un enchantement ?

- Candara est en partie une femme, et en partie un démon. Elle connait parfaitement les rites magiques de protection, dont elle a entouré Xixthur. Non, non, Mindos Omthol. Tu ne peux réaliser aucune incantation assez puissante pour briser son emprise sur lui.

- Mais... alors, comment puis-je l'avoir ?

- Seul un démon peut voler le dieu, un démon désirant s'emparer du dieu pour lui-même, et non pour un mortel. C'est pourquoi j'ai bien peur que ta requête ne soit désespérée. Même si tu parvenais à t'assurer l'aide d'un démon par un sort, et à lui ordonner de voler Xixthur pour toi, il échouerait parce qu'il ne déroberait pas le dieu pour son propre usage. Non, j'ai bien peur que tu ne perdes ton temps. A moins que...

- Oui ? chevrota Mindos Omthol, rempli d'espoir.

- Il y a peut-être un moyen. Je perçois la conjonction de certaines forces étranges et mystérieuses dans ton monde. Il me semble apercevoir des aventuriers avançant à grand pas à travers les brumes des Régions Hantées...

- Qu'ai-je besoin d'aventuriers ? renifla avec mépris le mage déconcerté.

- Ne méprise pas ce que tu ne comprends pas ! Je vois également, dans la cité d'Urgal un vieux, très vieux démon... un démon encore plus vieux que toi, magicien ! Son énergie et ses pouvoirs sont sur le déclin. Il pourrait bien te faire une faveur... et voler le dieu Xixthur pour son propre usage.

Mindos Omthol applaudit de ses vieilles mains.

- Ensuite tu pourrais lui dérober Xixthur ? Est-ce que tu veux me laisser entendre, Abathon ?

- Connais-tu quelqu'un capable de voler un démon ? Non, non... ne me demande pas de faire cela. Je ne m'attaque jamais à quelqu'un de ma race. Tu devras trouver quelqu'un d'autre.

Le sorcier poussa un gémissement. "Mais qui, sinon un démon, pourrait me venir en aide ? Mes agents sont impuissants. Ils ne possèdent ni la force, ni la volonté nécessaires pour dépouiller un démon. Quant à la race des hommes... bah !"

Abathon émit un gloussement. "L'homme que j'aperçois, parmi ces aventuriers, dans les brumes est grand et fort, Mindos Omthol. C'est un Cimmérien, l'un de ces barbares pour qui les démons ne sont que des adversaires comme les autres, bien qu'ils les craignent. Il se pourrait bien qu'il soit en mesure de te venir en aide. Lui...et ses amis."

Le magicien n'avait pas besoin d'insinuations supplémentaires. Il pivota rapidement et se jeta sur une grosse boule de cristal, veillant à ne pas franchir les lignes rouges du pentagramme sacré.

Ses mains desséchées firent des signes occultes au-dessus du cristal, tandis que sa bouche prononçait des mots aux accents désagréables et blasphématoires. Ses yeux de vieillard regardèrent le cristal s'assombrir, envahi par les ténèbres. Puis celles-ci furent remplacées par les brumes des Régions Hantées.

Mindos Omthol contemplait la silhouette d'un géant, minuscule à l'intérieur du cristal, mais immense en comparaison des blocs de rochers qu'il longeait à pied, précédant et guidant son cheval. Un grand marteau se balançait dans son dos, retenu par un gros ceinturon qui barrait la poitrine du géant. Une crinière noire de cheveux longs tombait sur ses épaules, des cheveux flottant aux vents furieux qui balayaient les plaines arides de la région désertique à travers laquelle il s'avançait, parmi ses compagnons. Le mage ne leur prêta pas attention.

- Est-ce l'homme en question ?

Le démon acquiesça de la tête. "Je perçois d'étranges pouvoirs autour de lui. Si j'étais moins bien informé, je dirais qu'il se trouve sous l'emprise d'une terrible malédiction, qui le transforme en de rares moments d'émotions trop fortes, en un tueur aveugle et sanguinaire. Mais la déesse Ishtar veille sur lui, grâce à l'intervention d'une prêtresse de ses amies."

Au son de ce nom redouté, Mindos Omthol fit avec ses doigts un signe de protection dans les airs. Il demanda d'une voix sifflante, "si Ishtar le protège, comment pourrait-il m'aider ?"

- Cet homme, aussi jeune soit-il, a des amis très sûrs, qui l'accompagnent. Quant à Ishtar, elle dort parfois. Si tu osais...

Mindos Omthol caqueta dans sa précipitation. "J'ose, j'ose !" s'écria-t-il, sautant d'un pied sur l'autre. "J'oserais n'importe quoi pour être jeune de nouveau. Dis-moi ce que je dois faire, Abathon. Dis-le moi !"

Le démon commença à parler...

Ceci est l'introduction d'un grand récit interactif qui mènera les participants à travers les Royaumes Frontaliers, où ils seront malgré eux les acteurs d'un conflit opposant des cités concurrentes, tout en combattant sorciers et démons.

Comme lors d'un jeu de rôle, il y aura un Maître de Jeu (j'assumerai cette fonction) qui plantera le décor et qui fera évoluer la situation selon les actes des personnages-joueurs. Afin d'être au plus près de vous et de vous remettre sur la bonne piste si vous vous égarez trop, mon personnage de Roxeana sera de la partie et je l'interpréterai comme vous le ferez avec vos personnages respectifs.

Il y aura quelques regles toutes simples à respecter pour éviter les dérapages :
- ne jamais intervenir à la place d'un autre joueur. Celui-ci réagira peut être d'une manière qui vous étonnera.
- respecter la trame générale et la situation présente. Par exemple, s'il fait nuit noire, il est illogique de "sortir faire des emplettes", car les commerçants sont censés dormir.
- ne pas anticiper les événements et ainsi prendre la place de MJ. Dans un tel RP, c'est le MJ qui fait évoluer la situation, les joueurs "se contentant" de réagir, même si le terme peut paraître, à tort, réducteur, car c'est l'essentiel du rp.

Ce prologue dévoile un peu ce qui attend les personnages, sans trop en dire. Je lancerai le RP proprement dit dans la prochaine réponse...

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Depuis des heures, Roxeana faisait route à travers les brumes blanches des Régions Hantées. Cette jeune femme brythunienne aux longs cheveux de feu était une guerrière accomplie, en attestaient une grande et belle épée pendue dans son dos et une armure de plaques comme en portaient certains gladiateurs, qui laissait à nu une bonne partie de son anatomie. Elle ne semblait pas s'en émouvoir, tandis qu'elle longeait les blocs de pierre qui avaient servi, selon la rumeur, à construire une cité disparue depuis l'époque bien lointaine du Roi Kull de Valusie.

Si elle s'intéressait d'habitude aux cités disparues, l'estomac de Roxeana avait besoin quant à lui de nourriture, et il le faisait savoir.

Elle n'aimait pas cette région des Royaumes Frontaliers où, disait-on, goules et démons pouvaient surgir à tout moment pour sucer la chair de leurs victimes alors qu'elles étaient toujours vivantes. Elle n'aimait pas cet air froid et humide à la fois, avec cette brume qui semblait coller à la peau et qui ne permettait jamais de voir très loin.

Elle flatta l'encolure de son cheval de guerre, tant pour le rassurer que se rassurer elle-même. Le grand cheval brun secoua sa tête ornée d'une crête de plumes blanches, faisant tinter ses mors.

Roxeana se retourna sur sa selle vers ses compagnons et lança :
- Allons courage ! Nous devrions bientôt apercevoir la cité de Kor.

Elle savait qu'eux aussi détestaient et redoutaient les Régions Hantées, plus encore qu'elle-même, car elle avait déjà maintes fois fait ce même voyage tandis que c'était pour eux la première fois. Toutefois les raisons et les circonstances de ce voyage-ci étaient bien différentes des fois précédentes.

Elle n'allait pas vers la Cité d'Urgal, concurrente de Kor, pour y revendre au vieux mage Kylwyrren les artefacts anciens et manuscrits rares qu'elle avait glané au cours de ses recherches, mais bien vers Kor elle-même, à l'invitation de la Reine Candara, qui avait besoin d'aventuriers téméraires pour une mission de la plus haute importance à ses yeux. La somme proposée par ladite Reine dans sa lettre était telle que les compagnons de Roxeana aient immédiatement sauté sur l'occasion, tout en demandant à la jeune chasseuse d'artefacts si elle voulait bien les guider jusqu'à Kor, à la taverne du Nombril de la Reine, où on viendrait les chercher dès leur arrivée.

Elle scruta chacun de ses compagnons, tentant de lire sur leurs visages, ce qui pouvait bien leur passer par la tête à ce moment précis...

Disparaissant sous les plis d'une énorme cape de fourrure qui semblait la recouvrir toute entière, Iolenda ne semblait ni souffrir du froid ni de l'humidité. Bien installée sur la selle solide d'une paisible jument de trait, elle se fondait au milieu de ses redoutables compagnons de voyage, dague au côté, petite souris marron au milieu des loups.

Un à un, les jours de voyage s'étaient égrenés, lentement au début, puis plus rapidement, tandis que sa peau délicate s'habituait à la rudesse de la selle, tandis que, petit à petit, elle s'habituait au froid, à la rigueur de ces longues nuitées passées sous la tente en peau d'auroch que l'on tendait pour se garder de la bise. Partie suivre Tehnvard et Roxeana, elle avait dû les presser de longues heures avant qu'ils ne l'acceptent dans leur épopée, mais elle avait finit par avoir gain de cause, moyennant de laisser son enfant aux mains des nourrices pendant que le père était au loin, à guerroyer dans quelques champs de bataille de Cimmérie. Autant dire à l'autre bout du monde, et elle, que pouvait-elle faire, à part rester passivement à l'attendre ?
Eh bien non. Elle aussi, elle avait droit à son lot de bonheurs et de promesses, et de découvertes fabuleuses ! Alors l'idée d'un voyage, même dangereux, l'avait transporté de joie irrationnelle ; découvrir le monde, et des gens étranges, et de fabuleux trésors, rien que l'idée lui enfiévrait l'esprit et lui donner envie de chanter toute son excitation. Avec célérité, elle avait fait valoir ses qualités de cuisinière, mais aussi de trompe-l’œil. Car la jeune fille avait conscience d'être probablement tout sauf une guerrière - aussi, qui pouvait donc se méfier de l'innocente Iolenda de Zingara ? Ce serait là sa force. Logique.

Et même en cet instant, elle n'avait pas vraiment peur. Même alors que son corps frémissait de froid sous la poigne glacé du vent du nord, que la brume, volutes laiteuses et mortelles, essayait de soustraire ses compagnons à sa vue, que, enfin, l'endroit semblait fait pour être hanté par les démons terrifiants qui peuplaient les histoires contées au coin du feu, Iolenda continuait de faire avancer son cheval, rassurée par la présence ineffable de Cimrad, Roxeana, par le loup de Tehn, qu'elle s'enhardissait parfois à nourrir de viande crue, lorsque la nuit venait.
Les Royaumes Frontaliers. Il fallait en passer par là de toute façon, car ils allaient tous à la cité de Kor, où une Reine lointaine les avait invité. A vrai dire, la jeune mère n'arrivait pas vraiment à concevoir qu'une reine pouvait bien avoir connaissance de l'un d'entre eux, mais à tout prendre, elle se laisserait peut-être éblouir par une belle robe. Histoire peut-être de ne pas se présenter comme une servante, bien que l'idée même de l'entrevue la laissait pâle de nervosité et de timidité. Jamais, jamais, elle n'oserait prendre la parole devant une reine, c'était sûr.

La route finirait-elle jamais ? Elle n'apercevait que vaguement son voisin de devant, mais se laissait bercer par les habituels bruits d'armes et d'animaux qui perçaient la muraille évanescente, quand un cri de femme retentit, provenant de l'avant du convoi. Roxeana, bien sur ! Sa voix forte, volontaire, s'éleva bien haut, et un sourire se dessinait sur la figure olivâtre de Iolenda à l'annonce de la fin de la route quand un cheval sembla s'emballer. Avec un hennissement, il se cabra, communiquant frayeur à son propre cheval, qui lâcha à son tour un cri chevalin des plus nerveux. Puis le calme retomba, et elle quêta un sourire à l'unique homme à pied qui les accompagnait, Cimrad de son prénom, pour lui murmurer d'une voix pleine d'espoir :

- "Tu-tu crois que c'est v-vrai, on arrive à Kor ? Tu-tu sais comment c'est, t-toi, là-bas ?"

Elle retint un soupir d'agacement en s'entendant bégayer, mais ôta rapidement cette pensée de la tête. Mitra. Elle avait voir une ville du Nord, une ville des Royaumes Frontaliers. Entourée de compagnons, de personnes en qui elle se sentait une inexplicable confiance.
Cadeau béni des dieux. Il ne fallait songer à rien d'autre. Rien d'autre !

La guerrière sourit en voyant ses compagnons avancer crânement malgré leurs craintes et aversion pour ces régions qu'ils traversaient. Les rumeurs qu'ils avaient collectées sur le trajet n'étaient pas faites pour les rassurer. Il y avait des démons, et pire encore, dans ces brumes qui sortaient et suintaient éternellement des fissures des rochers et des crevasses dans le sol, descendant des nuages eux-mêmes pour ajouter leur moiteur à l'humidité ambiante. Le voyageur ne pouvait faire qu'un maigre feu au milieu de ce pays désertique, constitué essentiellement de pierres éboulées et de sol sablonneux. C'était un monde mort, stérile, et la rare végétation qui poussait là était clairsemée et rabougrie, étrangement dénaturée.

Les brumes semblaient s'épaissir autour d'elle, comme elle faisait avancer sa monture, guidant ses compagnons encore plus profondément à l'intérieur des Régions Hantées. Elles s'agitaient et tournoyaient au vent. De temps en temps, Roxeana s'imaginait distinguer des visages au sein de ces brouillards, et entendre des voix lui conseillant de faire demi-tour et de rebrousser chemin... de quitter ce pays qui n'était pas fait pour elle.

Elle arrêta sa monture, levant le bras pour prévenir ses amis derrière elle.

Elle entendait à présent des bruits étranges, comme si quelque énorme animal s'avançait et pataugeait dans la boue humide. Roxeana retint son souffle et tendit l'oreille. Elle se retourna vivement vers son cheval et couvrit ses naseaux avec ses mains, pour l'empêcher de hennir de peur.
- Doucement, doucement, supplia-t-elle. "Par Mitra ! Reste tranquille, Fidèle... pour nos deux vies !"

Elle se pencha sur le côté pour voir où étaient ses compagnons et leur fit signe de stopper et de faire silence. Elle laissa pendre les rênes, sachant que le cheval de guerre attendrait son retour patiemment, et en silence. De ses pieds chaussés de sandales d'acier, elle s'avança, tirant son épée de son dos avec seulement un léger chuintement de métal...

Se retournant, Roxeana nota que Shotza avait mis pied à terre et se dirigeait vers elle, arme à la main, et que Seiliya en faisait autant. Elle attendit qu'ils la rejoignissent, et à nouveau par gestes leur intima le plus grand silence.

Reprenant leur marche, ils contournèrent un énorme bloc de rocher sur lequel avaient été gravées de mystérieuses sculptures par une main que le monde avait oubliée depuis longtemps. Ils s'avancèrent lentement, pas à pas, sur les pierres humides et une mousse pâle poussant entre celles-ci.

Au plus profond d'elle-même, Roxeana connaissait une peur primitive... la terreur que l'homme a toujours éprouvée devant l'inconnu et l'inexplicable. Ses doigts étreignirent la poignée de son épée.

Un vent violent souffla soudain, les enveloppant et gémissant à leurs oreilles.

Les brumes tourbillonnèrent autour des trois amis et s'entrouvrirent. Il y avait une masse sombre au-delà de ces brumes, à demi découverte et à demi cachée par elles. Quelque chose de gigantesque se déplaçait et produisait ces bruits de succion abominables. Roxeana sentit les poils de sa nuque se hérisser. Au nom de Mitra... quelle était cette créature ?

Elle se dressait vers le ciel et les dominait, plus haute que les remparts d'une ville. La créature était noire et couverte d'écailles, et était dix fois plus grosse qu'un cheval. La chose avait les dimensions d'un petit palais ! La bête... dragon... quoi que ce fut... s'immobilisa soudain, comme si le vent qui agitait les brumes avait apporté jusqu'à ses naseaux l'odeur humaine des trois compagnons. Une énorme gueule s'ouvrit, découvrant des dents immenses. Ensuite son mugissement fit trembler le sol sous leurs pieds.


La sueur perla au front de la guerrière rousse. Elle n'osait faire un mouvement. Elle était immobile, pétrifiée sur place. Puis elle recula lentement, entrainant Shotza et Seiliya, jusqu'à ce que leurs dos touchassent la paroi d'un énorme rocher gris. La bête ne pouvait les avaler tous à la fois, le rocher et eux ! Ses doigts durcirent leur prise en blanchissant sur la poignée de l'épée.

*Je doit partir d'ici*

Le gigantesque monstre poussa à nouveau un mugissement assourdissant où se mêlaient la colère et la frustration de ne pouvoir déterminer avec précision l'origine de ces proies éventuelles qu'il sentait de manière fugace, mais bien réelle.

Son long cou se dressa alors de toute sa hauteur et Tehnvarh, tapi derrière un bouquet d'épineux desséché, prit toute la mesure de la taille de la créature et sentit une sueur froide perler à son front. Le carreau d'arbalète fichée entre deux écailles de la tête semblait être juste une épingle, toutes proportions gardées.

La bête balançait sa tête de gauche à droite, à la recherche de cette odeur fugitive et inconnue. Puis ce jeu la lassa vite et elle s'éloigna à travers les marais, tandis que ses pattes se soulevaient et s'arrachaient de la boue et de l'eau stagnante, produisant ces horribles bruits de succion.

Roxeana souffla à l'adresse de ses compagnons : "Regagnons nos montures et éloignons-nous de cet enfer !"

Saisissant les rênes de son cheval terrifié, Roxeana écouta la suggestion de Seiliya.

- Nous allons tous progresser au pas, tenant nos montures par la bride. Seiliya, tu marcheras à une cinquantaine de pas devant nous, guère plus. Ce qui compte, c'est nous éloigner du terrain de chasse de ce monstre, mais le terrain est traître, la moindre erreur pourrait nous entraîner dans des sables mouvants. Marche donc sur les parties les plus fermes du sol, là où l'herbe la plus verte pousse.